David Le Breton

La marche comme utopie
David Le Breton

L’utopie est la recherche hors espace d’un autre type de société, et l’uchronie la même quête, hors du temps. Elle est un Ailleurs rêvé, un autre monde, une aspiration politique, une tension vers l’avenir pour changer le présent. Et innombrables aujourd’hui sont les échappées belles même si elles ne cessent de se heurter à la violence du néolibéralisme et à ses valeurs, à la menace d’une économie brandie comme une liturgie impérative régissant nos existences. Beaucoup a été écrit à ce sujet. Sur un mode mineur, utopie et uchronie accompagnent nos existences. Je pense à la marche par exemple quand elle est choisie comme un moment de liberté et de jouissance du monde. Elle ouvre sur un Ailleurs et un Temps hors du quotidien. Je parlerai ici du recours à la marche dans le contexte du travail social avec des jeunes en rupture ou sous la menace d’une sanction judiciaire. La marche éloigne des routines de pensée ou d’existence, et même de celles de l’inquiétude ou de la tristesse. Elle est une suspension des contraintes d’identité et du poids qui les accompagnent. Se défaire de soi, des images qui lui collent à la peau, est pour le jeune une chance. Sur les routes, face à des interlocuteurs qui lui font confiance d’emblée, ignorent les étiquettes qui induisent ses comportements, le jeune a la possibilité de se reconstruire, de faire table rase des entraves que lui renvoyaient en permanence le regard des autres qui l’enfermait dans une réputation sans appel. Ces jeunes à problèmes sont d’abord victimes des préjugés intériorisés qui les amènent à se comporter avec les autres comme ils attendent qu’ils se comportent. La co-existence avec des hommes et des femmes qui les voient autrement, sous une forme propice et confiante exerce un effet symbolique considérable. Mais simultanément il s’agit bien d’une expérience de suture, pour reprendre une formule de Thierry Trontin [1], c’est-à-dire de retrouvailles avec le lien social après une sorte d’accalmie. La marche est un détour pour retrouver le lien social et non plus y être en porte-à-faux. Avec un autre adulte, un compagnon de route au sens fort du terme, le jeune est amené à un recul sur la signification de son acte, ce qui l’a suscité, son incidence sur les autres grâce à la présence d‘un ainé qui n’est pas là pour « venger » la « société » mais pour permettre au jeune d’avancer dans une meilleure connaissance de lui-même. Il n’y a pas de mauvaise volonté chez un jeune, mais une souffrance enfouie qui l’éloigne parfois de la réciprocité du lien social. La souffrance aussi a ses ornières dont il faut lui donner les moyens de sortir. La punition au sens classique renforce en lui l’idée de son extériorité au monde et son combat pour ne pas s’y soumettre. Proposer une longue marche c’est poursuivre le chemin éducatif et social qui est à la source du travail social, c’est le prendre par surprise et continuer à le voir comme un interlocuteur qui vaut la peine qu’on discute avec lui, et non un intrus qui perturbe le fonctionnement collectif. Une telle attitude l’inscrit d’emblée dans la reconnaissance et non dans la subordination tout en le rappelant cependant à ses responsabilités. La marche est d’abord l’évidence du monde, elle s’inscrit dans le fil des mouvements du quotidien comme un acte naturel et transparent, elle prolonge le corps vers son environnement et immerge l’homme dans le monde comme dans un univers familier et nécessaire. En mettant le corps au centre sur un mode actif, elle rétablit le jeune dans une existence qui lui échappe souvent au regard de son histoire meurtrie et de conditions sociales et culturelles qui le mettent encore à mal. Le recours à la forêt, à la montagne, aux sentiers, est un chemin de traverse pour reprendre son souffle, affûter ses sens, renouveler sa curiosité, et connaitre des moments d’exception bien éloignés des routines du quotidien. Bien entendu le jeune ne découvre que ce qui était déjà en lui, mais il lui fallait ces conditions de disponibilité pour ouvrir les yeux et accéder à d’autres couches du réel, mobiliser les ressources qui dormaient en lui. Mais s’il ne se transforme pas en artisan de son existence rien ne se fait, le marcheur passe son chemin en laissant derrière lui une chance qu’il n’a pas su saisir. Mais la qualité de présence des accompagnants est justement là pour le soutenir et l’amener à mettre à jour ses capacités. Ces mois de marche peuvent ne posséder qu’une valeur minime si le jeune ne les transforme pas en un cheminement intérieur, s’il ne lâche pas la bride de ses soucis, s’il n’amorce pas une réconciliation avec les autres. Ils suffisent à emmener infiniment loin de soi et pourtant au cœur de soi, et aboutir au retour au sentiment d’y voir plus clair, d’avoir élagué bien des tracas. Marcher c’est se rendre disponible, opérer un lâcher prise. Ni la durée d’une marche ni son cadre ne sont la condition de sa puissance de transformation intérieure, elle dépend surtout de ce que le jeune lui-même fait de ce temps de disponibilité, d’ouverture, ce temps qui n’appartient qu’à lui, où il importe de savoir qui l’on est et où l’on va dans son existence. Le monde n’existe pas en dehors du regard porté sur lui. Marcher c’est avoir les pieds sur terre au sens physique et moral du terme, c’est-à-dire être de plein pied dans son existence. Et non à côté de ses pompes, pour reprendre une formule bien connue. Le chemin parcouru rétablit un centre de gravité qui manquait et induisait le sentiment d´être en porte à faux avec son existence. Marcher c’est retrouver son chemin. Ce n’est pas la vie qui est devant nous mais la signification que nous lui prêtons, les valeurs que nous mettons en elle. Le jeune en rupture avec son existence ne sait plus où il va, où il en est, il a l’impression d’être devant un mur et d’être condamné à piétiner à jamais devant un monde qui lui échappe. Sortir de l’impasse impose la force intérieure d’ouvrir une fenêtre dans ce mur, c’est-à-dire de jeter une allée de sens, de se fabriquer une raison d’être, une exaltation, provisoire ou durable, renouveler le sentiment d’existence. La fenêtre que le jeune dessine devant le mur de son impuissance et qu’il finit enfin par ouvrir pour lui échapper tient parfois au chemin ouvert devant soi par une marche de longue durée. Echapper à l’instant pour aller à la rencontre d’un ailleurs, d’une utopie, c’est ne pas renoncer mais reprendre des forces pour une transformation du présent.

 


[1] Thierry Trontin est éducateur spécialisé, il mène depuis des années des marches passionnantes sous différents registres : marches de quelques jours avec un jeune, randonnées en montagne, voyage en groupe à l’étranger, marche dans les déserts, etc. Il évoque son travail dans deux ouvrages : L’esquisse de la suture. Carnets de voyage d’un éduc, Chateldon, Educateurs voyageurs passeurs de vie, 2011. Il y raconte une série de marches en individuels ou en groupe avec des jeunes malmenés par la vie. Avec Estelle Charton : Au pays des cinq museaux, Chateldon, Educateurs voyageurs passeurs de vie, 2006.

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